. Evasions . ["Let's write our Summer story"]

Les éclatants rayons d'un soleil estival perçaient çà et là les hauts feuillages des marronniers, illuminant l'herbe d'une teinte chatoyante. Ce temps semblait inciter à la détente, et beaucoup de gens étaient venus profiter de cette journée au parc de Falcon. Au milieu des groupes d'enfants qui s'amusaient, des familles qui pique-niquaient, et des amoureux qui s'embrassaient, une jeune fille marchait, seule. Au rythme de ses pas, les perles de son bracelet s'entrechoquaient doucement, et luisaient au soleil. Elle s'arrêta un instant pour se retourner vers deux petits garçons qui jouaient, d'un mouvement qui fit voleter sa chevelure. Cette jeune fille s'appelait June. Ses seize ans se devinaient à peine, à travers les traits si fins de son visage. L'espace d'un instant celui-ci se figea, et scruta le joyeux attroupement d'enfants devant ses yeux. De leurs rires se dégageait un bonheur candide. June sortit de son sac son appareil photo reflex, et prit plusieurs clichés, sous différents angles. Comme dans un souffle de nostalgie, des images de son enfance traversèrent son esprit, des moments éphémères, souvenirs infinis d'une jeunesse insouciante. Elle observait ces enfants jubilants, et tentait de se représenter, à partir des expressions de leurs visages, celui qu'aurait pu avoir Matthias, son petit frère qu'une maladie infantile avait tué sept ans plus tôt. June prit une dernière photo avant de repartir. A cet instant précis, elle se sentait bien. Les vacances arrivaient enfin, le soleil caressait sa peau blanche ; c'était presque parfait. Une légère sensation de faim habitait son corps, mais elle semblait absorbée dans la contemplation de la surface ourlée du lac, sur laquelle flottaient des pétales de fleurs déposés par le vent. Le contact soudain de mains sur ses hanches la sortit de sa rêverie.
- Eva ! tu m'as fait peur...
June rit sous les chatouillements de son amie.
Eva, celle qui restait la plus importante, depuis qu'elle vivait en Angleterre. Eva et ses mots si tendres, toujours réconfortants. Et puis ses longs cheveux noir d'ébène, dans lesquels il lui arrivait de pleurer, lorsqu'elle s'effondrait contre son épaule dans des moments d'abandon.
"Je suis avec des amis, un peu plus loin. Viens, rejoins-nous !"
Le visage d'Eva était atypique, mais dégageait néanmoins quelque chose de rassurant. Son large front, ses yeux en amande et ses lèvres fines avaient toujours attiré les regards. Elles échangèrent quelques mots avant de rejoindre d'autres adolescents installés un peu plus loin. Parmi eux se trouvait un jeune garçon qui jouait de la guitare prénommé Adam, et June s'assit près de lui. Ses cheveux châtains négligemment décoiffés lui plaisaient bien. Adam était un ami proche d'Eva, depuis un an. Elle lui avait déjà parlé de June, mais ils n'avaient jamais vraiment fait connaissance. Il se mit à exécuter les premiers accords d'une ballade. June reconnut immédiatement la mélodie de Wonderwall, d'Oasis.
"Tu dois connaitre cette chanson, j'imagine ?
- Oui", répondit June timidement. Il commença à fredonner les premières paroles, en l'invitant du regard à le suivre, ce qui provoqua un frisson euphorisant dans le coeur de June. Elle se mit à chanter à son tour et tout au long du morceau, leurs yeux se rencontraient, se fuyaient parfois, pour se retrouver ensuite. Leurs voix se complétaient harmonieusement et June ressentit, plus que jamais, la profondeur des paroles et la beauté presque bouleversante de ce moment. Cinq minutes en duo, comme si les autres autour d'eux n'était que les figurants d'un décor, à la fin desquelles ils restèrent sans parler, l'un et l'autre redoutant et savourant à la fois ce moment suspendu. Adam reposa sa guitare à côté de lui, et brisa ce silence.
"C'est drôle. Nous nous sommes croisés quasiment tous les jours cette année. Dans les couloirs, au self, à la sortie du lycée. Mais sans jamais nous adresser la parole."
Il prit dans son sac un paquet de cigarettes, en alluma une et plongea ses yeux clairs dans les siens.
"Tu as raison, c'est dommage. Mais il n'est jamais trop tard pour apprendre à se connaître.
- Je te connais, un peu. Par Eva."
Ils laissèrent un second silence s'installer, pendant lequel June se demanda ce qu'Eva avait pu lui dire à propos d'elle. Elle se leva et se posta face à Adam.
"Viens."
Il aspira une dernière bouffée, écrasa sa cigarette et tendit la main vers elle afin qu'elle l'aide à se relever.
"Où ?"
Leurs doigts s'effleuraient.
"Tu verras, suis-moi."
Il garda sa main dans la sienne. June l'emmena jusqu'à une passerelle qui se situait à l'autre bout du parc, puis ils s'assirent sur son rebord. Des poussières de pollen volaient devant leurs yeux, on aurait presque dit des flocons de neige.
"Tu vois, d'ici on a une belle vue d'ensemble sur tout le parc. J'aurais même pu faire une belle photo.
- C'est vrai, je n'étais jamais venu avant... Tu sais, là où je vis, dans un quartier de la banlieue, il y a une grande colline qui surplombe Nottingham. J'y viens pour être tranquille, et réfléchir. J'y trouve de l'inspiration...
- De l'inspiration pour quoi ? Tu écris ?
- Oui. Enfin j'essaie."
Son regard se perdit dans l'eau trouble, il n'avait jamais évoqué devant quiconque ses tentatives d'écriture et ressentait une légère gène suite à ses mots, les regrettant presque.
"Je commence à avoir froid", dit soudain June.
Adam parut étonné.
"Il fait bon pourtant.
- J'ai tout le temps froid...
- C'est pas normal."
Cette phrase, ainsi que l'air perplexe d'Adam qui l'accompagnait, provoquèrent un malaise confus dans l'esprit de June, qui feignit l'indifférence.
"Hey. J'ai envie de sauter dans l'eau.
- Tu déconnes !"
Il la regarda d'un air surpris se mettre en équilibre sur le rebord.
"T'es folle !"
June se laissa tomber en avant dans l'eau sans réfléchir.
"Je parie que tu n'oseras pas me rejoindre ! lui lança-t-elle. L'eau était sale mais son contact avec un effet stimulant. Le corps immergé de June était comme électrisé.
Adam enleva son tee-shirt et plongea. Autour d'eux quelques personnes les regardaient nager ensemble, brasser l'eau dans des gestes d'allégresse. Leurs lèvres humides étaient proches, et sur le visage d'Adam coulaient des perles d'eau.
"Alors, comme ça tu me défies de sauter dans l'eau ?
- Je ne pensais pas que tu l'aurais fait. Elle est gelée non ?
- Tu as une feuille collée sur la joue."
Il la lui retira, lui caressa la joue et l'entraîna hors de l'eau. Transis par le froid, ils coururent vers leurs affaires, restées auprès des autres. En les voyant arriver, Eva reçut comme un coup au coeur. Une douleur vive, instantanée. C'était la première fois qu'elle voyait June avec un garçon. "Mon Dieu, j'ai froid... frissonna June, dont les mains étaient violettes.
- Tiens, prends ma veste. Tu me la rendras plus tard, lui proposa Adam.
- Merci... Bon je vais rentrer.
- Déjà ?
- Oui...
- Je te raccompagne ?
- Pourquoi pas."
Ils partirent, pieds nus dans l'herbe.
"Qu'est ce que tu fais cet été ?
- Au mois d'août je vais en Hollande avec mes parents. Et toi ?"
- Je ne sais pas. Je n'ai encore rien prévu, répondit June.
- On pourrait aller à la plage, la semaine prochaine, avec Eva.
- Et on plongerait à nouveau dans l'eau glacée ? plaisanta-t-elle. J'habite ici, au numéro 122."
Ils parvinrent jusqu'au pas de la porte en silence. Leurs esprits étaient tournés vers une même pensée au vu de la situation.
"Tu viens à la fête de Heidi demain soir ?
- Bien sûr, j'y serai.
- OK. A demain alors..."
Après une seconde d'hésitation, June déposa un rapide baiser sur sa joue et rentra dans sa maison. Elle n'avait pas osé l'embrasser, mais ressentait néanmoins une sensation de chaleur en elle, qui contrastait avec le froid qui enveloppait sa peau. June s'enferma dans sa salle de bains. Elle se déshabilla rapidement, pour éviter de remarquer que son soutien-gorge devenait vraiment trop grand pour elle, et que son ventre était tout à fait plat. Elle n'avait maintenant presque plus de poitrine, et habitait en quelque sorte un corps d'enfant. Elle se contempla dans la glace, et instantanément ressentit cette boule dans sa poitrine, cette angoisse qui refaisait constamment surface. Ses règles s'étaient interrompues depuis quelques mois, mais bien qu'elle savait que l'aménorrhée constituait un danger pour sa santé, elle maigrissait encore. Elle se trouvait indésirable, dénuée de féminité et de sensualité. Elle n'était qu'un corps frêle. En fait, June ne mesurait pas la gravité ni les conséquences de ses actes. Elle avait pourtant, un mois plus tôt, commencé à se rendre compte de son état après qu'une de ses professeurs, Mrs Dunbar, qui l'avait trouvée amincie, lui avait fait part de ses inquiétudes la concernant à la fin d'un cours. June lui avait répondu que non, elle allait très bien, et ne s'était pas attardée à discuter. En vérité cette remarque l'avait anéantie. Depuis elle appréhendait le regard des gens qu'elle connaissait, de sa famille, ou de ses autres professeurs, et n'hésitait pas à mentir pour ne pas inquiéter ses proches. Elle allait mal, bien sûr, mais elle était incapable de se confier, de peur des réactions, car elle éprouvait une véritable honte vis-à-vis de son état. Alors elle oubliait son corps, du moins elle essayait, en se réfugiant dans la musique, le dessin. Mais elle était confrontée à son problème quotidiennement, à chaque repas qu'elle devait prendre. En dépit de sa culpabilité qui la rongeait un peu plus chaque jour, elle ne pouvait s'empêcher de penser que maigrir était la seule chose qu'elle avait l'impression de savoir faire.
Elle fit couler l'eau brûlante sur son corps décharné, comme pour tuer ces pensées récurrentes qui la préoccupaient. Elle avait besoin de se calmer. Les images de cet après-midi troublaient toujours son esprit. Etait-ce l'atmosphère dans le parc, anormalement apaisante, qui avait influencé le cours des choses ? Le temps de quelques heures, elle avait délaissé ses problèmes, s'était un peu dévoilée. Ce soir-là elle s'endormit, comme toutes les nuits, avec dans le ventre ce creux qu'elle ne pouvait combler.

Eva se réveilla en sursant. Encore une fois. A peine sortait-elle de cet état transitoire, l'immersion du sommeil, qui précède la pleine conscience du réveil, que la vacuité qu'elle ressentait dans son existence en général et la journée à venir en particulier refaisait surface, et venait diffuser en elle une vague d'angoisse qu'elle ne pouvait décrire. Elle descendit se préparer un thé à la rose, ce rituel du matin presque machinal mais pourtant rassurant. Elle mit la bouilloire en marche, prit un sachet d'un geste lent, tout en allumant le poste de radio. Elle versa l'eau, et demeura assise le temps de l'infusion, immobile face à son bol, le regard perdu dans l'eau qui se nuançait. Elle n'entendait même pas les journalistes qui parlaient dans le poste, ses pensées étaient tournées vers June. Elle avait besoin de lui parler, de lui confier ses problèmes, ses craintes à propos de ses parents. Elle aurait aussi voulu la prendre dans ses bras. Mais les choses étaient compliquées, et l'arrivée d'Adam n'allait pas les rapprocher. Eva avait eu l'impression que June n'avait jamais vraiment semblé s'intéresser aux garçons, mais de toute évidence elle s'était trompée.

Assis en tailleur sur le tapis du spacieux living-room de la maison familiale, Adam composait des mélodies. Il repensait à cette fille, June, qui exerçait sur lui une étrange attraction. Elle l'excitait et l'inquiétait en même temps. Il voulait s'empêcher de penser à leur prochaine rencontre, qui aurait lieu le soir même, mais les scénarios dans sa tête s'esquissaient malgré lui. Une présence féminine, une relation privilégiée, quelqu'un avec qui partager des mots et des moments spéciaux, c'était tout ce qu'il recherchait. Pourtant ce soir-là les mots ne venaient pas compléter ses mélodies. Il se leva et mit un disque de Ella Fitzgerald, et se résigna à réfléchir sur son avenir. Dans un mois à peine, il choisirait son université. En fait, tout se jouerait là-bas, ses études, ses fréquentations, sa carrière, le tournant qu'allait prendre sa vie, mais à vrai dire il n'avait encore aucune idée précise de ce qu'il allait faire, partagé entre le désir de commencer des études littéraires, ou de partir loin, quitter le ciel gris de Nottingham et devenir un étranger quelque part.

"June, tu ne dînes pas ?
- Je mangerai chez Eva.
- June, ma chérie... tu ne manges pas assez.
- Ne dis pas ça, je me porte très bien, dit-elle d'un air désabusé. Bon, je reviendrai sans doute dans la nuit, à moins que je dorme chez Eva."
June se saisit de son sac, alla embrasser son père et partit prestement. Par la fenêtre de la cuisine, il la regarda trottiner et disparaître dans la bouche de métro.
En arrivant chez Eva, elle salua sa mère, remarqua au passage qu'elle avait mauvaise mine mais n'en fit aucun commentaire, et monta rejoindre son amie qui se trouvait à l'étage, dans la salle de bains. Elle portait un bandeau sur lequel étaient cousues de jolies perles grises ainsi que quelques petites plumes. En la voyant, June la trouva superbe et le lui dit.
"Merci... Je peux te coiffer si tu veux ! proposa Eva.
- Oh avec plaisir... ça me rappelle quand nous étions plus petites.
- Voyons... comment pourrais-je te coiffer ? J'hésite entre un chignon ou une coque crêpée sur le haut du crâne... Oh, on verra bien, je commence par te démêler les cheveux."
Elle peigna soigneusement la longue chevelure de son amie, qui, - peut-être était-ce dû à la faible lumière de la salle de bains, pensa-t-elle -, lui semblait plus terne que d'habitude. Mais bientôt elle s'aperçut que de nombreux cheveux chutaient. Après avoir fini de démêler, elle retira le peigne, et eut un frisson en constatant que de longues mèches avaient été capturées dans les dents. Elle avait remarqué que depuis quelques mois maintenant, son amie avait maigri. Seulement elle n'arrivait pas à trouver les mots pour lui en parler, de peur de la blesser. Elles étaient pourtant meilleures amies, mais il y avait comme un fossé entre elles, sur certains sujets. Elles n'évoquaient jamais leur intimité. Inconsciemment, elles s'éloignaient.
"Tu es mieux les cheveux détachés, tout simplement.
- D'accord, je te fais confiance, merci.
- Et puis il va falloir se dépêcher, nous arriverons encore les dernières !
- OK, je me poudre le visage et c'est bon."
June étala délicatement son fond de teint, puis un blush rosé sur ses joues creuses. Tout ce maquillage dissimulait sa triste mine fatiguée. Elle remit une dernière touche de mascara. Ce soir-là, comme toujours, elle avait pris soin de sa tenue, et Eva la trouva superbe. Elle aussi avait soigné son style pour cette soirée, et avait choisi de porter une robe blanche légère.
"Attends, tu ne devrais pas mettre ce collier." suggéra June.
Elle le retira, et noua à la place un foulard de soie à son cou. Eva sentit ses mains, toutes douces, au contact de sa peau.
"Merci, c'est parfait comme ça."
Une pluie fine enveloppait la ville lorsque le bus de Bulwell s'arrêta devant June et Eva. Elles montèrent à l'étage où certains passagers les regardaient étrangement, mais elles n'y prêtèrent pas attention, et s'installèrent à l'avant. C'était la place que June préférait. Elle observait les quartiers qui défilaient, qui se ressemblaient tous, avec leurs maisons en briques rouges entourées de haies. La chaleur à l'intérieur du bus condensait la buée sur la vitre, tandis que de l'autre côté, telles des larmes, les gouttes intouchables coulaient au hasard des directions. Eva souffla contre la plaque de verre froide, et dans le flou ainsi apparu, elle inscrivit les trois lettres de son prénom du bout de ses doigts. Au fur et à mesure que le bus quittait la banlieue, il s'approchait du centre-ville où abondaient des restaurants à emporter, des pizzerias, des kebabs, des fast-food, des cafétérias, tous ces endroits auxquels June ne voulait pas penser. Son regard se perdit au loin, puis se posa sur l'inscription sur la vitre. Elle souffla à son tour contre la paroi et ajouta les lettres qui formèrent ainsi le mot EVASION.
"Qu'est ce que ça veut dire ?
- C'est un mot français qui signifie évasion.
- Tu aimerais retourner en France ?
- Oh oui, si tu savais..."
June se vit apparaître sur l'écran à côté du conducteur. Les caméras de la ville la mettaient mal à l'aise, elle n'aimait pas l'idée d'être filmée en permanence. Elle avait parfois peur lorsqu'elle rentrait seule le soir, dans cette immense ville où la criminalité était forte. Pourtant des caméras se trouvaient sur les feux, dans les centres commerciaux, les lycées, les transports en commun. Partout. Cette oppression perpétuelle était une des causes pour lesquelles June aurait aimé retourner vivre en France. Cela faisait maintenant cinq ans qu'elle vivait ici.
Le bus tournait vers East Dale, où elles descendirent.
"C'est par ici je crois.
- Oui regarde, on voit de la lumière au bout de la rue !"
Plus elles s'approchaient, plus la musique devenait forte. Les paillettes sur les paupières de June se déposaient sur ses cils, telles d'étranges étoiles troublant sa vue. Elles saluèrent les personnes se trouvant devant la maison, et entrèrent sans sonner dans la vaste pièce, plongée dans une obscurité bleu électrique. La soirée pouvait enfin commencer. Eva accepta un verre qu'on lui proposa, et se mit à danser avec June, au milieu de tous les lycéens déjà euphoriques. Dans ces moments-là, elles avaient l'impression de se retrouver, d'être plus proches que jamais.
Se trouvant dans une pièce à côté, Adam cherchait vainement June des yeux. Que fait-elle ? Elle ne m'a pas menti, pourtant, pensa-t-il. Il trouva un coin calme pour téléphoner à Eva, dans une pièce assez isolée à l'étage. Une sonnerie, deux sonneries, trois. Il attendit, et tenta à nouveau de l'appeler, mais il tomba encore une fois sur son répondeur. Il alla se poster sur le balcon qui donnait sur la rue, pour respirer un peu d'air frais et guetter les gens qui arrivaient encore. Mais il ne vit personne rentrer dans la maison, seule la nuit semblait présente, s'imposant à lui, noire comme l'oubli.
"Hey tu aurais du feu ? demanda un garçon qui venait de pénétrer dans la chambre.
- Oui.
-Merci", réponda-t-il en s'allumant un joint.

Une douce folie s'emparait de l'esprit de June, enivré par la tequila. Elle se laissait aller à danser, et se sentait délicieusement bien, ayant enfin retrouvé cet état qui avait accompagné tant de bonnes soirées... Il ne lui manquait que la présence d'Adam. Elle se demandait s'il était ici, quelle serait sa réaction s'il la voyait, et comment se déroulerait la soirée. Elle entreprit alors de le chercher, fit le tour des pièces principales et monta à l'étage. Elle ouvrit une à une toutes les portes des chambres, jusqu'à le trouver enfin dans l'une d'elles. Il était assis, en train de fumer avec d'autres gens qu'elle connaissait vaguement. Elle chercha son regard, mais ne rencontra que deux yeux défoncés.
"C'est qui elle ? demanda un des garçons du groupe.
- T'en as jamais entendu parler ? C'est June Browke."
Il éclata d'un rire gras, avant d'ajouter :
- Paraît qu'elle est anorexique."
En entendant ce mot, le visage de June se décomposa. Elle se sentit défaillir, mais était incapable de bouger. Sur le coup Adam mit deux secondes à réagir, puis s'emporta, presque violemment.
"Mais fermez vos gueules ! Vous ne la connaissez même pas, ne dites pas de conneries, putain !" Il se leva mais c'était trop tard, June s'enfuyait, blessée, trahie. Par qui ? Peu importe, tout le monde parlait dans son dos, tout le monde pensait la même chose. D'un coup, toutes ses craintes avaient ressurgi, elle paniquait. Ses yeux lourds de chagrin s'apprêtaient à se décharger de toute leur peine. Sa vue se troubla, les images devinrent floues, et très vite, elle craqua, car c'en était trop, elle n'en pouvait plus, se sentait complètement perdue, elle en avait assez de lutter, de toujours devoir toujours mentir. Ce régime était un cauchemar, mais c'était trop tard désormais, rien ne pouvait plus l'arrêter, pas même sa conscience. Elle dévala l'escalier, disparut dans la masse, se faufila entre les gens, parvint jusqu'à la porte et s'enfuit à travers la nuit. Le ciel déversait désormais sur la ville une pluie soutenue. June courait à travers les rues, sous ces nuages déchaînés. Elle ne savait même plus où elle allait, la tête lui tournait. Adam la poursuivait, lui criait des mots qu'elle ne comprenait pas. Il la rattrapa facilement, au niveau du stade de football, et lui prit le bras pour la retenir. Ses mots et ses gestes étaient plein de douceur, il voulait l'apaiser, cette fille trop fragile. Elle commença à vomir. Ce n'était pas agréable, mais cette fois-là le froid et son état d'ébriété avaient un effet anesthésiant. Il remarqua en l'aidant à se relever qu'elle ne pesait pas grand chose.
"Tu ne peux pas rentrer chez toi comme ça, je ne veux pas te laisser. Tu vas venir dormir chez moi, OK ?" lui dit-il en la prenant par l'épaule.
Elle ne répondit pas et se laissa faire.
Elle s'endormira vingt minutes plus tard, seule dans le grand lit d'Adam, qui lui s'était allongé sur un matelas à côté.

L'aube glissait vers le jour lorsque June se réveilla. Elle mit un certain temps à réaliser qu'elle avait passé la nuit chez Adam, et la panique éprouvée la veille ressurgit instantanément. Ce sentiment, mêlé à la honte qu'elle avait de sa gueule de bois, la poussa à quitter dès lors la maison d'Adam. Elle désirait être seule, bien qu'elle lui était reconnaissante de ce qu'il avait fait pour elle. Elle partit sans un bruit, pour ne pas le réveiller. Il n'était que 6h, les rues étaient presque désertes. Elle longea le stade, et des flashes de la soirée lui revinrent à l'esprit. Elle se souvenait de ses yeux. Bleus. Comme s'ils étaient remplis de larmes. Des yeux qui savaient. Leur reflet était d'ailleurs étrange : leur clarté, par un pouvoir inconnu, semblait pouvoir éclairer la plus sombre des âmes. Elle rentra chez elle, triste, sous cette froide pluie anglaise. En arrivant, elle fouilla les placards de la salle de bain, à la recherche d'un antalgique. Elle n'avait qu'une envie, que la journée se finisse, au plus vite, pour se coucher enfin et oublier tout ça.

Les lendemains de soirée faisaient souvent émerger chez Eva une sensation désagréable, mêlant fatigue, mauvaise conscience et mélancolie. Les horaires étaient bousculés, et un sentiment de culpabilité diffus l'envahissait inconsciemment. Eva avait dormi chez Heidi. Dans la chambre régnaient des odeurs suspectes, dehors un épais brouillard occupait le ciel. Eva se résolut tout de même à rentrer chez elle. Cheveux emmêlés et rimmel coulant de ses yeux, elle marchait sans se presser sous une pluie fine et monotone. C'est alors qu'elle aperçut Adam un peu plus loin, qui allait dans sa direction. Ils se dévisagèrent en avançant l'un vers l'autre, lentement, et se rejoignirent enfin sous le parapluie d'Adam.
"Hey, tu vas prendre froid ! Tu es toute trempée.
- C'est pas grave... Oh, au fait, je suis désolée, je n'ai reçu tes messages que ce matin. D'ailleurs je ne t'ai pas vu de la soirée." Et June non plus, pensa-t-elle.
- Je suis parti tôt... bon je suis désolé je dois filer.
- Ah ?
- Je dois passer chez June, elle a oublié de me rendre ma veste vendredi.
- D'accord, vas-y alors. De toute façon je dois me dépêcher aussi...
- Fais attention à toi."
Ils restèrent un instant à se contempler, ne voulant pas quitter ce parapluie qui les protégeait tous deux des milliers de gouttes qui jaillissaient du ciel. Elle voulait le prendre dans ses bras, pour le remercier d'être si gentil. Lui voulait lui dire qu'elle comptait encore beaucoup, en dépit de leur éloignement. Mais la pluie les pressait.
"On se voit demain.
- Je t'appelle.
- Oui, c'est ça..."
Ils partirent dans des rues opposées. Eva regardait les lampadaires de la rue. Plus elle avançait, et plus elle avait l'impression qu'ils bougeaient. La fatigue et la tristesse ajoutées aux excès d'alcool de la veille la mettaient dans un drôle d'état. Elle se rappela une nuit où elle s'était trouvée dans cette même avenue avec June, deux ans plus tôt, un soir de pluie d'ailleurs. Le halo de lumière que diffusait le lampadaire ce soir-là rendait visibles de fines goutelettes de pluie, et Eva et June étaient venues se placer sous ce triangle blanc, brillant, dont la base se dissipait. "Quelle heure est-il ? lui avait demandé June.
- 00h59.
- Fais un voeu.
- Pourquoi ?
- Fais un voeu, et penses-y très fort, n'arrête pas d'y penser jusqu'à ce que le lampadaire s'éteigne."
Quinze secondes plus tard, tous les lampadaires, géantes bougies nocturnes, s'étaient éteintes simultanément, comme si on avait soufflé dessus.
Eva baissa les yeux, regarda les ondes circulaires se former dans les flaques.

Épuisée, June s'allongea sur son lit, et se mit à pleurer doucement. Face à elle se dressait un mur recouvert de photos. Certaines représentaient des paysages de tous genres, d'autres des maisons, ou bien des personnes. Elles étaient tantôt en couleur, tantôt en noir et blanc, ou bien prises de nuit. Ces clichés représentaient des situations de la vie de tous les jours. On pouvait trouver une étudiante qui attend son bus un jour de temps gris, ou une femme noire tenant par la main son enfant. A côté de celle-ci était punaisée une photo surexposée d'un jeune couple passant près d'un takeaway. Mais sur ces photos, on retrouvait surtout des enfants. Les pleurs de June furent interrompus par trois coups frappés à la porte. Elle respira profondément, essuya ses yeux.
"C'est qui ?
- C'est moi. Adam." répondit une voix grave.
Elle ne savait pas quelle heure il était, et lui dit finalement d'entrer. Il parut gêné en la voyant, vêtue seulement d'un large tee-shirt blanc, dans lequel elle flottait.
"Je ne te dérange pas ?
- Non."
Il remarqua immédiatement son air triste. Elle paraissait perdue au milieu du désordre de sa chambre, où traînaient des livres, des vêtements, des magazines. Il pénétrait dans sa chambre, observait la décoration, et, pour la première fois, se retrouvait confronté à une partie de l'intimité de June. Un des murs était recouvert de photos, certainement les siennes. Mais sur les autres étaient accrochées des centaines d'images de mode, de tailles différentes, disposées en patchwork. Tous les mannequins qui posaient étaient parés de somptueux vêtements, et de nombreux accessoires. Leurs cheveux étaient longs, brillants, leurs visages trop maquillés. Qu'elles fussent souriantes ou pas, et quelque fût leur position, elles étaient toutes élégantes, gracieuses, grandes et minces. Bien que l'effet produit était esthétique, une des photos attira l'attention d'Adam. Quelque chose clochait chez cette fille, elle était tellement maigre qu'elle en perdait sa grâce. Son visage était d'une pâleur à faire peur. Ses yeux semblaient regarder un point fixe, droit devant elle. Où était la vie dans ce corps ?
"Comment vas-tu ?
- Bien, répondit-elle en esquissant un sourire timide.
- Non, je ne pense pas."
Elle se détourna, fit face à son miroir. Leurs regards se croisèrent dans le reflet.
"Tu sais, June, si je te dis ça c'est parce que je tiens à toi.
- Oublions tout cela s'il te plaît, je ne veux plus y penser."
Et elle plongea la tête dans ses mains. J'aimerais tant l'aider, se dit Adam. Il remarqua qu'un vinyle de David Bowie était dans le tourne-disque. Il le mit en marche, et après un petit crapotement, la mélodie de Starman envahit la pièce. Il s'approcha d'elle, lui passa le bras autour des épaules, tandis qu'elle enfouissait sa tête contre sa poitrine. Ils restèrent enlacés ainsi longtemps, dans ce voyage au cœur de leurs pensées les plus intimes. Ils respiraient dans le même souffle, l'un sentant les pulsations du cœur de l'autre. Cette étreinte était pour June la promesse que tout s'arrêterait.